34.
Un amour impossible
Wellan fut bien surpris de voir Nogait apparaître entre les arbres au moment où tout le monde s’apprêtait à se coucher pour la nuit. Plus étonnant encore, au lieu de rejoindre ses amis, Nogait poursuivit son chemin pour poser un genou en terre devant lui. Son geste provoqua des murmures parmi ses camarades, puisqu’un Chevalier ne s’adressait ainsi à son supérieur que lorsqu’il désirait une faveur.
— Je t’écoute, dit Wellan en se demandant si son soldat turbulent préparait un autre coup pendable.
— Il y a deux événements dont j’ai besoin de te parler ce soir.
— Tu veux le faire devant tout le monde ?
— Nous avons appris à ne rien nous cacher.
Le grand chef jeta un coup d’œil autour de lui. La majorité des Elfes s’étaient retirés dans leurs maisons. Même le Roi Hamil se reposait chez lui avec son épouse. Wellan voulait bien laisser le soldat partager son expérience avec tous ses frères et sœurs d’armes, mais pas nécessairement avec leurs hôtes.
— Parle, le pressa Wellan.
— J’ai fait la connaissance d’une jeune fille après l’attaque des abeilles contre les Elfes et je suis amoureux d’elle.
Kevin et Sage échangèrent un regard, étonnés que leur compagnon pousse l’audace jusqu’à parler de cette aventure à leur chef.
— Elle éprouve les mêmes sentiments que moi. Alors, ce soir, nous avons décidé d’unir nos vies, annonça Nogait.
Les murmures cessèrent et les Chevaliers inquiets se tournèrent vers Wellan. Ce dernier avait fait la paix avec les Elfes, mais il continuait à se méfier d’eux.
— Et tu veux que j’approuve cette union, Nogait ? conclut le chef avec une expression grave sur le visage.
— Oui, et plus encore, osa-t-il bravement. J’aimerais que tu m’aides à demander la main de cette femme à son père, puisqu’il n’aime pas les humains.
Wellan poussa un profond soupir de découragement. Pendant un instant, Nogait craignit qu’il ne lui fasse la morale sur les difficultés que représentaient les unions entre races différentes, mais le grand chef se contenta de le fixer dans les yeux.
— Comment s’appelle cet homme ? demanda-t-il finalement.
— Je n’en sais rien, avoua honteusement Nogait, mais le nom de ma future épouse est Amayelle.
— Je suis certain que le Roi Hamil pourra m’indiquer son père.
— Merci, Wellan.
— Et quel est le deuxième événement dont tu voulais me parler ?
— J’ai eu une conversation fort intéressante avec Vinbieth. C’est le dieu des arbres et il peut prendre l’apparence qui lui plaît.
Le soudain étonnement du grand Chevalier fit tout de suite comprendre à Nogait que cette rencontre était beaucoup plus importante qu’il l’avait cru.
— Les Elfes ont aussi des dieux ? s’enquit Kardey, assis non loin.
— Nous vénérons tous les mêmes dieux, assura Wellan. Vinbieth porte le nom d’Ordos dans la langue des humains.
— Tu as parlé à un dieu ? s’exclama Kevin, impressionné.
— Je ne l’ai pas fait exprès, se défendit Nogait.
— Raconte-moi ce qui s’est passé, exigea Wellan.
Son soldat lui raconta comment il s’était enfoncé dans un monde curieux. Il lui répéta aussi les paroles de la divinité. Wellan le sonda pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas là d’une mise en scène destinée à se payer sa tête, car ce Chevalier aimait jouer des tours à ses compagnons. Mais cette fois, il semblait tout à fait sincère.
— Si Ordos t’a conseillé d’épouser cette fille, je pense que tu n’as pas vraiment le choix, déclara Sage.
— Nous allons quand même faire les choses selon les coutumes des hommes et des Elfes, trancha Wellan avant que toute cette belle jeunesse ne s’enflamme. Nous allons découvrir l’identité du père d’Amayelle et tu lui demanderas sa main comme tous les prétendants doivent le faire, même ceux qui ont reçu la bénédiction de Vinbieth.
Wellan et Nogait s’observèrent un moment. Les Chevaliers devinèrent qu’ils échangeaient de l’information que seuls pouvaient partager les élus des dieux. De tous ses frères d’armes, Wellan trouva étrange qu’ils aient choisi ce jeune homme impétueux pour faire connaître leur volonté aux humains.
— Merci, dit Nogait en s’inclinant devant lui comme devant un roi.
Il retourna auprès de ses amis qui le reçurent avec de chaleureuses claques dans le dos. Des feux brûlaient autour d’eux pour les tenir au chaud, mais Nogait n’en avait nul besoin : intimidé par toute l’attention qu’il recevait, ses joues rougissaient et sa nuque bouillait.
— Ton frère est un homme béni, fit remarquer Kardey à Ariane. Ce n’est pas n’importe qui qui s’entretient ainsi avec Ordos.
— Les Chevaliers sont les serviteurs d’Enkidiev, mon ami, répondit la Fée. C’est sans doute pour cette raison que le ciel est si bienveillant à leur égard.
Ils commencèrent à s’enrouler dans leurs couvertures. Wellan se coucha près de Bridgess et de leur fille. Jenifael dormait depuis un moment déjà. Le grand chef caressa sa petite tête avec douceur.
— On dirait bien que les dieux accordent surtout leurs faveurs à ceux qui s’éprennent de leurs sujets Elfes, commenta alors Bridgess à voix basse.
Lui-même avait éprouvé de tendres sentiments pour la Reine Fan, une descendante d’Elfes et de Fées, pour recevoir par la suite la visite de Theandras. Il avait cru que c’était surtout sa dévotion pour la divinité de son pays de naissance qui lui avait valu ce privilège. Le cas de Nogait était plus difficile à expliquer.
— Les Elfes sont peut-être plus proches d’eux que nous le pensons, supposa Bridgess.
Wellan garda le silence. La petite se mit alors à s’agiter sur les genoux de sa mère qui concentra son attention sur elle. Tout le village s’endormit dans la nuit fraîche. De son côté, Wellan continua à réfléchir à cette union entre un Chevalier et une femme des forêts. Cela réussirait-il enfin à le réconcilier avec ce peuple étrange qui préférait vivre coupé du reste d’Enkidiev ? Lorsqu’il réussit à fermer l’œil, la lune avait disparu dans le ciel.
À son réveil, tous ses frères étaient déjà partis se purifier. Il trouva Bridgess et Jenifael assises près de lui. Le bébé l’observait en mâchant son petit poing rose.
— As-tu faim ? s’enquit son épouse.
— Pas vraiment, soupira Wellan.
Il s’étira en sondant les alentours. Ses compagnons se baignaient dans différents étangs et les Elfes déambulaient dans la forêt. Il étendit ses sens magiques plus loin encore. Il ne rencontra aucun ennemi, ce qui était étrange, car l’empereur devait maintenant savoir que ses abeilles géantes n’avaient pas réussi à pondre leurs larves dans le corps des humains. Jenifael, en criant, le ramena à la réalité.
— Je pense qu’elle a envie des bras de son père, allégua Bridgess.
Un tendre sourire apparut sur le visage sérieux du grand chef. Il prit la petite et l’embrassa dans le cou en lui arrachant des rires de plaisir. Les Elfes échangèrent des commentaires flatteurs sur le nouveau papa dans leur langue mélodieuse. Ce Chevalier géant n’était pas aussi terrible qu’avaient voulu leur faire croire les conteurs de leur clan.
Lorsque Jenifael commença à se lamenter et à faire la moue, Wellan la remit à son épouse avec un regard désemparé. Bridgess s’empressa de lui rappeler qu’il n’était pas le père du bébé seulement dans ses moments de contentement, mais aussi dans ses instants d’angoisse. Prétextant devoir se purifier, le grand chef se dirigea vers la forêt.
Il choisit un endroit isolé sur la berge d’un affluent de la rivière Mardall pour nager, se sécher et méditer. La présence de ses Écuyers lui manquait. Ce grand chef n’était pas seulement un érudit, mais aussi un homme qui aimait transmettre son savoir. Si les dieux lui prêtaient longue vie, sans doute pourrait-il enseigner l’histoire lorsque ses bras ne lui permettraient plus de porter l’épée. Et si les Chevaliers pouvaient mettre rapidement fin à cette guerre contre les insectes, il consacrerait plusieurs années à l’étude de la bibliothèque secrète de Hadrian.
Il se vêtit et partit à la recherche du Roi Hamil, afin qu’il lui présente le père de la jeune Amayelle. Il craignait cependant une réaction négative de sa part lorsqu’il apprendrait qu’un Chevalier s’intéressait à une Elfe. Mais c’était son devoir d’intercéder pour Nogait. Il se montrerait convaincant sans être arrogant. « La vie est remplie de leçons, même pour un commandant d’armée », pensa-t-il en arrivant au centre du village.
Il trouva le souverain assis avec sa femme et d’autres Elfes dont il ne connaissait pas vraiment le rôle dans cette société fermée. Il s’inclina devant Hamil qui l’invita à s’asseoir et lui présenta ses conseillers et ses mages. Wellan les salua avec politesse. Mais les Elfes sentirent qu’il désirait s’entretenir seul avec leur monarque. Ils évoquèrent certaines tâches pressantes et laissèrent donc le couple royal en tête à tête avec le chef des Chevaliers.
— De quoi s’agit-il ? demanda Hamil, troublé. Percevez-vous l’approche d’autres agresseurs ?
— Non, sire. Il s’agit d’une affaire personnelle.
— Ne me dites pas que vous avez déjà des ennuis avec votre fille, se moqua la reine.
— Pas encore, car il nous est encore difficile de communiquer. Sa mère semble mieux s’en tirer que moi dans ce domaine. En fait, je cherche le père d’une femme qui porte le nom d’Amayelle.
— Et que lui voulez-vous ? l’interrogea Hamil en durcissant la voix.
— Un de mes soldats est amoureux de cette jeune personne et il désire demander sa main à son père.
— Il ne la lui accordera pas.
— Comment pouvez-vous en être certain ?
— Je suis le père d’Amayelle.
De toutes les femmes du Royaume des Elfes, il avait fallu que Nogait s’éprenne de la fille du roi ! Pris de court, Wellan ne savait plus comment se tirer de cette fâcheuse situation.
— Amayelle a été promise à un homme d’un autre clan qui réside au nord de mon royaume, ajouta le souverain, crispé.
— Je suis désolé, je l’ignorais, réussit enfin à articuler Wellan.
— Maintenant que vous le savez, ordonnez à votre Chevalier de ne plus revoir ma fille.
Hamil se leva. La Reine Ama tenta de saisir sa main, mais il se déroba et leur tourna le dos.
— Même si elle partage ses sentiments ? tenta Wellan.
— Ma fille n’unira jamais sa vie à celle d’un humain, vous m’entendez ? tonna le roi en faisant volte-face.
« La paix n’est donc pas encore assurée entre nos deux races, comprit Wellan, et le Roi des Elfes ne fait que tolérer notre présence sur son territoire. Il accepte les rares unions des Elfes avec les Fées, mais pas avec les humains. »
— Il ne s’agit pas d’un homme ordinaire, mais d’un Chevalier d’Émeraude, lui rappela Wellan en dernier recours. Et si c’est la noblesse qui importe à vos yeux, sachez qu’il est né Prince de Turquoise.
— La main de ma fille a déjà été accordée à un prince de mon peuple, riposta Hamil sur un ton incisif. Vos services ne sont plus requis au pays des Elfes, sire Wellan. J’exige que vous quittiez mes terres sans plus attendre.
Sur ces mots, le monarque disparut entre les arbres. Wellan se découragea en pensant qu’il lui fallait maintenant annoncer la mauvaise nouvelle à son frère d’armes. Il capta le regard infiniment malheureux de la Reine Ama, qui n’avait pas bougé.
— Amayelle est issue de son premier mariage, l’informa-t-elle, mais elle se confie à moi. Elle m’a parlé de Nogait, dont elle ne cesse de vanter les qualités. Elle aura le cœur brisé lorsqu’elle apprendra la décision de son père.
— Je crains que mon jeune compagnon n’en souffre également, Majesté, soupira Wellan. Je trouve bien cruel que deux personnes qui s’aiment soient ainsi séparées.
— Je vois dans votre âme que vous avez aussi vécu une terrible rupture.
Wellan baissa la tête en faisant appel à toute sa magie pour se protéger contre les pouvoirs de perception de cette femme. Il ne voulait à aucun prix qu’elle rappelle à son esprit l’image de la Reine Fan ainsi que les tourments de cet éloignement.
— Dites à votre époux qu’il en sera fait selon sa volonté, déclara gravement le Chevalier. Je rassemble mes hommes ce matin. Nous serons partis avant que le soleil ne soit haut dans le ciel.
Il s’inclina respectueusement devant elle et la quitta en se préparant à affronter Nogait. Ce fougueux et passionné Chevalier ne se soumettrait pas facilement aux ordres du roi.